10 – SIGNATURE SANGLANTE
— Entrez ! dit M. de Maufil, nerveux à l’extrême.
La porte du cabinet directorial s’entrebâilla cependant qu’un homme s’introduisait à demi :
— Monsieur le directeur n’aurait pas une minute ?
— C’est vous, Charles ?
Et se tournant vers Juve, monsieur de Maufil ajoutait :
— Le concierge de la grande porte... Qu’est-ce que vous voulez ?...
L’homme entra, délibérément, cette fois :
— Monsieur le directeur, expliqua-t-il, c’est rapport aux signatures que vous m’avez fait demander ce soir, à cause du crime, à tous ceux qui quittaient l’hôpital...
— Oui, eh bien ?
— Eh bien, monsieur le directeur, voilà, il est onze heures et personne ne peut plus sortir maintenant...
— En effet ! Mais ce n’était point la peine de me déranger pour me dire cela...
— C’est que, monsieur le directeur... il y a du sang sur mon livre...
D’un seul mouvement, Juve avait bondi de son fauteuil, s’était précipité sur le concierge et lui avait arraché le gros registre qu’il portait sous son bras.
— Du sang !...
Fébrilement, il feuilleta le livre. La page trouvée, Juve poussa un cri. Et sans même attendre l’assentiment de M. de Maufil, il congédia le portier :
— C’est bien, mon ami ! Je vous verrai tout à l’heure.
À peine la porte était-elle refermée, à peine le brave homme avait-il disparu que Juve, le doigt posé sur la page du registre, interrogeait anxieusement :
— La signature du docteur Chaleck !... Voyez !... Et tout à côté, en dessous, à l’endroit précis où s’est appuyé sa main, cette tache de sang... qu’en dites-vous, monsieur ?...
— Mais... mais...
— Le docteur Chaleck est blessé au doigt et cependant, alors qu’il savait certainement l’enquête à laquelle nous nous livrions, il n’a rien dit.
— Mais le docteur Chaleck... dit le directeur.
— Le docteur Chaleck, poursuivait Juve, était dans la pièce au moment où les coups de feu ont été tirés... Il a reconnu lui-même qu’une seconde avant il était entré par la porte au pied de laquelle j’ai retrouvé le revolver et que personne ne marchait devant lui et que personne ne le suivait...
— Mais c’est de la folie ! Chaleck ne peut pas être coupable !...
— Et pourquoi ?
— Parce qu’il m’est connu...
— Vraiment ?...
— Il m’a été recommandé il y a de cela sept mois, je me le rappelle fort bien, par un de mes anciens camarades, un préfet... C’est un homme sérieux que Chaleck, un docteur étranger, un Belge. Il vient ici tout spécialement pour s’occuper d’études sur les fièvres intermittentes... c’est un homme honorable... que voulez-vous qu’il ait de commun avec le Loupart ? Avec la fille Joséphine ? Tout prouve que le docteur Chaleck est innocent !
Juve froidement, avec cette autorité qu’il manifestait souvent dans les occasions graves, posa sa main sur l’épaule du directeur et le regardant bien en face :
— Monsieur, scanda-t-il, les présomptions ne sont pas des preuves...
— Mais vous n’avez pas de preuves !...
— J’en ai dix !
— Allons donc !...
— Cette petite trace rouge, cette légère traînée de sang qui tache ce registre, monsieur de Maufil, c’est plus qu’une preuve... c’est un aveu !... C’est le docteur Chaleck blessé au doigt et qui ne dit rien.
— Coïncidence !
— Si vous voulez ! Mais alors coïncidence fâcheuse.
Et comme le directeur de Lariboisière demeurait une seconde interdit, ne sachant plus trop que répondre, Juve s’inclina cérémonieusement :
— Monsieur, déclarait-il, je n’affirme rien, bien entendu, je ne prends aucune décision... ce que je viens de vous dire doit rester secret entre vous et moi... d’ailleurs je viendrai vous apporter des nouvelles définitives demain matin...
Et s’inclinant encore plus bas, Juve prit congé de M. de Maufil.
En quittant le cabinet directorial, le maître policier, la porte refermée derrière lui, ne put s’empêcher de se frotter les mains, tant il se sentait joyeux.
— Cette fois, pensait-il, je le tiens !...
Il descendit rapidement l’escalier, traversa la grande cour de l’hôpital et s’en vint frapper à la loge du concierge :
— Dites-moi, mon ami, comment s’est exactement passée la sortie du docteur Chaleck ?...
Le brave homme raconta comment le docteur Chaleck s’était présenté à la porte, l’avait envoyé chercher un taxi pendant qu’il donnait sa signature, puis était reparti après avoir refermé le registre qu’il avait trouvé ouvert...
— Très bien !... merci !... fit Juve.
Le policier, cette fois, quitta définitivement Lariboisière.
— Très significative cette étourderie ! pensait-il, très significatif ce mouvement du docteur Chaleck, fermant le registre qu’il vient de tacher de sang, pour avoir le temps de s’éloigner...
Juve, parvenu sur le boulevard Magenta, héla un fiacre :
— Rue Montmartre, vous m’arrêterez à La Capitale.
Quelques minutes après, le policier était introduit dans le bureau de Jérôme Fandor.
— Du nouveau ? demanda Fandor.
— Beaucoup de nouveau !... C’est pour cela que je viens te voir...
— Je vous reconnais bien là !... Merci, Juve. J’ai par vous des tuyaux exceptionnels et vous avez pu vous rendre compte que La Capitale était, ces jours-ci, le seul canard bien informé ?
Le policier raconta la découverte sensationnelle qu’il venait de faire à Lariboisière.
— Voilà... tu peux, avec cela, bâcler, pour demain, un reportage intéressant... hein, petit ?
— Bien sûr.
— L’arrestation n’est plus, je pense, qu’une question d’heure...
— Comment comptez-vous procéder ? Juve se levait :
— Je ne sais trop... Allons !... Adieu !
Fandor laissa le policier se diriger vers la porte de son cabinet. Un sourire errait sur ses lèvres. Comme Juve allait sortir, le journaliste le rappela :
— Juve !
— Fandor ?
— Vous me cachez quelque chose...
— Moi ? grand Dieu, non !
— Si, insistait Fandor, vous me cachez quelque chose !... Ne le niez pas !... Je vous connais trop, mon cher ami, pour m’en tenir à vos réticences...
— Mes réticences ?...
Juve à l’appel du journaliste s’était retourné, il s’appuyait maintenant sur le bureau de son ami qu’il regardait d’un air étonné :
— Que veux-tu dire ?
— Vous n’êtes point venu ici uniquement pour m’apporter des tuyaux...
— Mais...
— Non ! vous aviez une idée en venant me trouver et puis vous avez changé d’avis... pourquoi... ?
— Je t’assure que tu te trompes...
— Dommage ! avec vous, Juve, il faut toujours employer les grands moyens... vous allez faire quelque chose que vous ne voulez pas me dire... Je vous suis.
À la déclaration du journaliste, Juve eu un haussement d’épaules accablé. Il se laissait tomber sur une chaise :
— Voilà ce que je craignais ! Mais, mon petit, c’est ridicule de toujours te faire risquer un mauvais coup !
— Bon ! faisait Fandor... c’est cela !
— Quoi, cela ?...
— Je comprends !... Juve, vous êtes venu ici pour m’inviter à une expédition dangereuse... et puis voilà que vos scrupules vous reprennent et vous ne voulez plus m’emmener ?
Le policier baissait la tête :
— Mets-toi à ma place, aussi, évidemment, je pense toujours à toi, car je te sais courageux... mais ce n’est pas ton métier...
Pour toute réponse, Jérôme Fandor allumait une cigarette et se frottant les mains :
— Où allons-nous ? dit-il simplement...
Juve était brave, il se connaissait en courage.
— Nous allons, répondit-il enfin, d’un ton sec – le ton qu’il prenait lorsqu’il exposait ses plans de bataille – nous allons, cette nuit, chez le docteur Chaleck !...
— Allons ! répétait Fandor...
— Oui, allons !... c’est évidemment risquer notre vie, car j’imagine que le docteur ne peut guère se faire d’illusions sur les soupçons qui pèsent à l’heure actuelle sur lui, mais le jeu en vaut la chandelle.
Et retrouvant soudain le ton enjoué dont il usait alors qu’il venait de prendre des résolutions graves, qu’il pressentait des victoires prochaines, Juve ajoutait :
— Naturellement, en bon cambrioleur que je suis, j’ai sur moi tout un trousseau de rossignols. Nous pourrons entrer chez le docteur Chaleck, sans le déranger, sans sonner à sa porte... la nuit est noire... profitons-en...
Juve se frottait les mains, il avait retrouvé toute sa bonne humeur.